Dominique Deblaine Bannzil littéraire
Dominique Deblaine                   Bannzil littéraire

Eau secours !

Paru dans la revue

Hostos Review

Hostos Community College / CUNY - New York

2021

 

Revue trilingue : français - anglais - espagnol

Original en français

(1er extrait - début de la nouvelle)

Encore un jour sans eau ! Voilà trois ans que je subis les Tours d’eau ; c’est ainsi qu’on nomme le calendrier de distribution d’eau, ici en Guadeloupe. Mon quotidien est suspendu aux heures durant lesquelles je peux avoir de l’eau courante. J’ai acheté un programmateur pour ma machine à laver, des bassines pour stocker de l’eau pour la vaisselle, pour nettoyer le sol, arroser mes plantes et pour me laver. Avant, je me glissais sous la douche, tournais le bouton du mitigeur et de l’eau tiède coulait sur ma peau. Quel délice, tous les matins et tous les soirs ! Maintenant, pour me laver, il me faut chauffer de l’eau, la porter jusqu’à la salle de bain, la mettre dans une grande bassine posée dans le bac à douche et la mélanger à de l’eau froide puisée dans une autre bassine. Je ressemble à la femme du tableau de Degas, Le Tub. Comme elle, je m’accroupis dans la bassine. C’est inouï. Pour me consoler, je me dis que je suis, à son image, une Aphrodite antique. Mais, ce n’est qu’une chimère. Je suis revenue aux temps anciens où l’on se lavait en s’asseyant sur les talons. Je prends un kwi [1], je le remplis, verse l’eau sur mon corps, me savonne et me rince abondamment. Puis, je vide la bassine, la rince et la mets à sécher au soleil. C’est ainsi tous les matins, mais plus rarement le soir à cause de la fatigue et de l’épuisement. Parfois, en fin de journée, je suis tellement découragée par ce manque d’eau que je ressemble à un autre tableau de Degas : L’Absinthe. J’ai une mine aussi déconfite que la femme attablée devant son verre d’absinthe. Je suis abattue. Avant, en sortant de ma douche, je me prenais pour d’autres personnages de ce peintre. J’étais L’Étoile ou La Petite Danseuse de 14 ans. Je rayonnais et débordais d’énergie. C’est un temps révolu et je ne sais pas quand reviendront les beaux jours de légèreté.

 

(2e extrait)

Les rires de mes amies me font du bien et je me sens à nouveau comme L’Étoile de Degas. Leur hilarité est à son comble quand je leur explique qu’à la multitude d’acteurs s’ajoute le fait que les structures intercommunales font appel à des régies pour l’exploitation de l’eau et pour l’assainissement. Ainsi, on a : le SIAEAG, la CAGSG, la CANBT, la RENOC, la CAPEX, la CCMG [2], et les Délégations de Services Publics, les fameuses DSP, dont la CGSP [3], la Nantaise des Eaux et la Générale des Eaux de Guadeloupe. Et j’en oublie peut-être ! Ah oui, il y a l’amusant KARUKERÔ. Ici, vraiment, c’est le FWWI, c’est SFM, APLP et FMI. Je traduis pour mes amies : c’est le Far West aux West Indies, c’est Se Foutre du Monde, Argent Plein les Poches et Fric Maximum Indétectable. Hilarité totale ! Quand elles arrivent à se calmer, mes amies me demandent comment j’arrive à retenir tous ces noms et comment je m’y retrouve dans cette organisation labyrinthique. En fait, je vis avec cela depuis tant d’années qu’énumérer ces organismes, c’est comme ânonner une liste de courses. Pour certaines régies, je ne parle plus qu’en sigles, comme tout le monde ici, car on leur téléphone et on leur écrit si souvent que c’est plus simple et plus rapide. On est fatigués, épuisés, exaspérés.

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[1] Calebasse évidée, séchée et coupée en deux. Chaque partie est un « kwi » ou « coui ». On s’en sert comme ustensile de cuisine pour faire macérer des viandes ou du poisson. 

[2] SIAEAG : Syndicat Intercommunal d’Alimentation en Eau et d’Assainissement de la Guadeloupe.

     CAGSG : Communauté d’Agglomération Grand Sud Caraïbes.

     CANBT : Communauté d’Agglomération du Nord Basse-Terre.

     RENOC : Régie Eau Nord Caraïbes.

     CAPEX : Communauté d’Agglomération CAP EXCELLENCE.

     CCMG : Communauté de Communes de Marie-Galante.

[3]Compagnie Guadeloupéenne de Services Publics. 

 

Traduit en anglais

Eau Secours! [1]

Translated from French by Katia Grubisic with revisions by Dilette and Jeff Bouzin

 

(1er extrait - début de la nouvelle)

Another day without water. For three years I’ve had to live with the tours d’eau here in Guadeloupe, with access provided on a rotating schedule. My days depend on when I can get running water. I bought a timer for my washing machine and tubs to store water to do the dishes, clean the floor, water my plants, and wash myself. I used to be able to step into the shower and turn the tap, and warm water would flow over my skin. Every morning and every night; what a balm. Now if I want to wash, I have to heat water, carry it to the bathroom, put it in a big washtub in the shower and mix it with cold water from another tub. I look like the woman in Degas’s Le Tub, squatting as she does. It’s absurd. I tell myself that, like her, I am an Aphrodite. But it’s just an illusion, just something to make me feel better. I have travelled back to ancient times, when people washed sitting back on their heels. I take a kwi [2] I fill it and pour the water over my body, soap up and rinse. Then I empty the washtub, rinse it, and put it out in the sun to dry. I do this every morning, less often in the evening because I’m too tired. Sometimes at the end of the day, I am so discouraged by the lack of water that I am another Degas painting: L’Absinthe. I look as disheartened as the woman at the table with her glass. I am demoralized. Before, when I got out of the shower, I used to think I was other characters in the French painter’s work. I was L’Étoile, or La Petite danseuse de quatorze ans. I was radiant, full of life. But that time is gone, and I don’t know when the beautiful, light-hearted days will come again.

 

(2e extrait)

My friends’ mirth lifts my spirits, and I feel like Degas’s L’Étoile again. Soon they’re laughing uproariously again when I tell them that, in addition to the scores of agencies, the inter-municipal structures call on public utilities for water and sanitation. So we have the SIAEAG, and the CAGSG, CANBT, RENOC, CAPEX, CCMG, and the authorities responsible for public services, the famous DSP, including the CGSP, the Nantaise des eaux and the Générale des eaux de Guadeloupe. And I may be forgetting some. Oh yes, the always funny KARUKERÔ. Who really runs the show here? The FWWI, the SFM, the APLP, and the IMF—the Far West in the West Indies, the Society For Money, the Association for Permanent License to Plunder, the Infernal Mockery Fund? Hilarious, I tell you. When they manage to calm down, my friends ask me how I manage to remember all the names, how I find my way through such a labyrinthine system. But I’ve been living with it for so long that listing these organizations is like rattling off a shopping list. For some of the agencies I only use acronyms, like everyone else here, because we phone or write to them so often that it’s faster and easier. We are tired, exhausted, exasperated.

 

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[1] Translator’s note. The title is a play on words: “au secours” is a common cry for help in French, while the homophone “eau” means water.

[2] A bowl-shaped half of a hollowed-out, dried calabash, which is normally used as a cooking utensil to marinate meat or fish.

 

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