Dominique Deblaine Bannzil littéraire
Dominique Deblaine                   Bannzil littéraire

 

Une nouvelle page

Paru dans la revue

Loxias-Colloques,12. Le Diversel - Universel ou "Diversel", Tout-Monde ou "Multivers" à l’œuvre dans la fiction caribéenne contemporaine

2019

 

 

 

(1er extrait - début de la nouvelle)

Ils m’observent furtivement, me zieutent, tout étonnés de voir une simple vendeuse en train de lire sur le marché de Pointe-à-Pitre et croient que je ne vois pas leur manège. Si depuis des années, je vends les légumes de mon jardin, bananes, ignames[1], madères[2], patates douces, gombos[3], salades, carottes, concombres et citrons, depuis plus d’un an, je lis. Oui, je lis, même si certains en ricanent.

 

 

(2e extrait)

Lorsque je fais venir mes carottes ou mes patates douces, je ne cherche pas à cultiver leurs imperfections, tout au contraire ; alors, pourquoi les fantaisies devraient-elles être si différentes ? Pourquoi aimer piétiner, rosser, écraser ? Pourquoi se délecter de coups bas, de mises à mort sous couvert de rigolade ? Nina m’avait traitée d’ingénue, mais je crois que, pour elle, crédulité veut seulement dire manque de culture. Après ses jugements proférés avec une telle assurance, j’ai eu honte de mes attentes, mais je ne pouvais pas y renoncer non plus. Pour faire face à son arrogance, j’avais cherché comment dire cette répugnance qui me submergeait parfois et j’avais trouvé les mots en assistant à une conférence sur la littérature à la médiathèque du Gosier : le goût du cynisme, le culte du cocasse et la prédilection pour la domination. Aller à des conférences est également nouveau pour moi. Quand, avec ces mots, qui m’avaient électrisée et coupé le souffle, j’avais pu lui expliquer mon étonnement et mon écœurement, elle était restée comme un cabri devant le couteau et avait l’air d’une cruche. C’était comme si je lui avais jeté mon panier de madères à la figure.

Avec la lecture est également venu le désir de musiques nouvelles. Les biguines me lassaient, le compas me fatiguait, le zouk ne m’amusait plus. Je ne savais pas que des romanciers et des romancières de chez moi, que des écrivains japonais, argentins ou allemands, me sortiraient aussi brusquement de mes habitudes. Je me suis surprise à aimer des musiques d’ailleurs. Depuis des mois, avant de me plonger dans la lecture, mon rituel, qui s’était mis en place sans que je n’y prenne garde, me met en joie : je danse sur Lillies of the Valley, je rêve sur Nature boy chanté soit par Abbey Lincoln, soit par Kurt Elling, j’exulte sur Ain’t no sunshine et en écoutant Luna de Margarita je crois instantanément au bonheur. L’envie de courir à nouveau sur le sable comme au temps de ma jeunesse revient au galop, le plaisir d’égrener les heures comme on écosse des pois du bois[4], en rêvassant tranquillement, refait surface. C’est en parlant avec Nina d’un roman japonais, Paroi de glace, conseillé par ma libraire favorite, qu’elle m’avait fait découvrir ces musiques. Maintenant, elles m’accompagnent et je me dis, peut-être sottement, que je ne pourrais plus vivre sans elles. Depuis que Nina m’a traduit les paroles des chansons, je les écoute tantôt avec ravissement, tantôt avec un pincement au cœur.

 


[1] Tubercule consommé comme légume-racine.

[2] Plante herbacée, vivace par son rhizome qui forme, par son épaississement, un tubercule d’aspect écailleux, à peau épaisse. Le tubercule du madère est un légume-racine qui se consomme sous différentes formes.

[3] Légume de forme allongée et pyramidale ; couleur verte, peau couverte de soies duveteuses.

[4] Nom vernaculaire du pois d’Angole ; légume qui se sert souvent accompagné de riz.

 

 

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© Dominique Deblaine